Le crime aux trousses de Nelly ALLARD

Pourquoi moi ? Et pas lui ou bien elle ? Pourquoi suis-je accusé à tort ? La seule preuve qui me rend coupable me paraît tellement insignifiante... Devrai-je être condamné pour avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment ? Je me bats nuit et jour pour prouver mon innocence . Depuis ma misérable cellule, je déclame la vérité au monde dans mes écrits... Toute cette encre dépensée ne sert strictement à rien. Ces messages, ces lettres sont cataloguées comme invraisemblables. Ainsi, mes proches me désignent coupable et n’osent même plus me regarder droit dans les yeux. La confiance qu’ils ont en moi se disloque au fil du temps.
Je ne peux pas pardonner à l’Etat cette erreur judiciaire qui a détruit mon existence. Cinq ans après le verdict, je suis à bout. A force d’être enfermé, je n’arrive plus à discerner la vérité. Mes idées, mes souvenirs s’embrouillent dans ma tête. Quand Morphée me prend dans ses bras, je rêve souvent de devenir un criminel véreux. Je m’imagine ressemblant à un de ces ratés avec qui je partage mon cachot. Ces hommes ravagés par l’alcool m’effraient... Peut-être bien que nous avons des points en commun après tout et que j’ai réellement assassiné cette femme de mes propres mains. Tous mes membres tremblent à cette seule évocation. Un frisson de terreur me traverse le corps. Et j’ai peur. Oui, j’ai peur de rester reclus dans cette cellule aussi petite qu’une poubelle. Pire d’être transféré dans un asile où l’on m’étiquetterait comme fou avec les autres comme ils disaient : ces « déglingués », ces « possédés », ces « rejets de la société » que l’on emprisonne à tort car leur différence effraie... Je me sens au fond du gouffre et sérieusement en danger...

D’un mouvement sec, l’homme referme le livre. Encore sous le choc de ce roman épistolaire poignant, ce jeune trentenaire réalise qu’il se trouve avachi dans un confortable fauteuil-club au beau milieu de la salle de billard appartenant à ses amis. Ce gigantesque manoir accueille tous les vendredis soir une vingtaine de convives triés sur le volet. A chaque rendez-vous, Pierre Maloy aime dévorer un des ouvrages de la bibliothèque. Il aime les mots, les histoires... Son appétit pour la fiction le fait même souvent décrocher de la réalité... Soudain, une sublime inconnue entre dans la pièce. Fasciné, il reste abasourdi par cette beauté énigmatique. Sa chevelure noire ébène descend sur une minuscule robe blanche à volants.
Coquin, il ne peut s’empêcher de la comparer à Marilyn Monroe. Il fantasme sur l’idée que ce ridicule bout de tissu s’envole, il s’engage même à vouer un culte à toutes les bouches de métro qu’il rencontrera. Egalement, il reconnaît en cette exquise étrangère le charme et la prestance de l’ héroïne de « sept ans de réflexion ». Pour son métier de critique de cinéma, il a dû assister à la première parisienne de ce film de Billy Wilder. Il est incapable de résumer ce long-métrage. Cependant, il narre durant des heures à qui veut l’entendre les moindres faits et gestes de l’actrice américaine.
Il s’arrête brusquement d’observer la jeune femme. Ces yeux bleu azur, ces yeux incrustés de saphir... Il se rappelle. Dans un flash, il se souvient de tout : de son ancienne fiancée, de leurs bons moments vécus ensemble, des drames qui les ont séparés... Aujourd’hui, il regrette son absence. Le fait qu’elles partagent ce même regard perçant donne un bon point à la demoiselle. L’homme se sent à la fois attiré et repoussé.
Signe du destin, la beauté fatale s’approche de lui et lui propose une partie de billard. Il acquiesce un oui de la tête. Elle hisse un sourire jusqu’à ses lèvres pulpeuses. Ils jouent un peu, il la trouve très douée et elle ne semble préoccupée que par l’idée de gagner. Il est distrait, il se concentre sur son adversaire. Elle sent son regard, elle est troublée. Ils espèrent vivement que cette table de jeu qui les sépare va disparaître par un coup de baguette magique. Que font le magicien d’Oz et autre Gandalf quand on a réellement besoin d’eux ? Réunir deux amants semble pourtant faire partie de leurs qualifications... Tout à coup, une des boules tombe. Il n’a guère envie de quitter la femme des yeux. Cependant, gentleman, il s’agenouille pour rattraper la fuyante. Au moment où il se relève, horreur ! Il trouve la demoiselle de ses plus beaux songes clouée morte sur le sol. L’arme du crime, un chandelier, se trouve à ses côtés.
Pierre ne comprend pas ce qui vient de se produire ...Paniqué, il court chercher de l’aide.
Il enfile les couloirs, il frappe, cogne à toutes les portes. Cependant, il ne croise même pas l’ombre d’un chat. Puis, il se met à crier. Il crie de plus en plus fort. En retour, il ne perçoit malheureusement que l’écho de sa voix. Personne ne lui répond. Le destin lui envoie un second signe en le laissant aussi seul et désespéré ; pour une fois n’aurait-il pas pu s’abstenir ? Il ne trouve aucune explication rationnelle à tout ce qui se produit autour de lui. De même, pourquoi n’arrive-t-il pas à apercevoir quelqu’un dans une demeure aussi peuplée ? Le monde entier lui fait faux bon juste au moment où il a tant besoin de lui. Mais pourquoi lui ? Pourquoi ce genre de mésaventures lui tombe toujours dessus ?
Après cette longue cavalcade dans les couloirs, il s’arrête à l’entrée de son refuge : la bibliothèque. Tout en reprenant son souffle, il entend deux des convives en plein débat politique sur les événements d’Algérie. Il redoute la réaction de ces deux hommes qu’il connaît à peine ; il s’approche d’eux à tâtons . Le premier a survécu à la seconde guerre mondiale. Ancien colonel dans l’armée française, aujourd’hui, cet homme est devenu anachronique avec ses cheveux grisonnants, sa binocle rafistolée avec du sparadrap et son costume rapiécé couleur moutarde. Le second ressemble trait pour trait aux gangsters des films des années trente. Ce clone de Jean Gabin est pourtant docteur de profession.
Les mots se bousculent dans sa bouche, il évoque pêle-mêle le sang, la morte, le chandelier ensanglanté et se perd dans un discours incompréhensible. Un silence de plomb perdure dans la pièce depuis quelques instants déjà ; même les mouches volent dans le calme... L’air de la salle est pesant. Au moment où le colonel pointe son arme de service vers Pierre, ce dernier comprend qu’il est temps pour lui de prendre ses jambes à son cou. Ce geste est comparable au coup de feu tiré lors des épreuves athlétiques. Il fuit le plus rapidement possible, pourchassé par les deux compères flanqués par le reste des invités. Derrière lui, il entend des quolibets, des jurons mais aussi des menaces beaucoup plus effrayantes. Il se pince pour savoir si c’est un cauchemar. Pierre s’interroge sur le fait qu’ils le condamnent aussi rapidement. Pourquoi ne lui accordent-ils pas une grosse minute pour les convaincre de son innocence ?
La demeure de ses hôtes cache un autre mystère : le meurtre du docteur Lenoir commis en mille neuf cent vingt entre ces mêmes murs n’a jamais été élucidé. Ce dramatique fait divers peut expliquer leur réaction. Malgré tout, Pierre comprend enfin ce que ressentait l’auteur dont il parcourait il y a à peine une demi-heure son livre. Il ressent bien cette solitude, cette cruauté de l’être humain. Être incompris et accusé à tort, il commence à connaître... Il continue sa course effrénée. Là, il apprécierait d’avoir le même courage que Cary Grant dans ses films. Ses collègues de bureau surnomment Pierre ainsi à cause de sa forte carrure. Pour une fois, il aimerait être digne de ce sobriquet qui lui colle à la peau...
Il bloque les portes de la cuisine avec le balai puis il emprunte le passage secret. A l’intérieur de la véranda, il s’enferme à double tour. Aucun échappatoire possible, c’est sûr le voilà bel et bien coincé tel un gibier prisonnier de son piége. Ses « amis » tambourinent comme des fous à la porte. Les coups martèlent le panneau de chêne, prêt à céder sous la pression. Par le trou de la serrure, il reconnaît quelques personnes qu’il aimait tant auparavant. Il aperçoit la petite toque de madame Leblanc, la petite gouvernante qu’il adorait. Il la revoit encore lui servant toujours deux fois des petits-pois carottes, attentive à ses moindres désirs de desserts et d’entremets. Assis en position fœtale, il est paralysé et pour la première fois il a peur de mourir. Soudain, il vit sur le sol un révolver et le saisit...

« Mais non maman, tu joues mal ! » s’écrie Guillaume tout excité par cette partie acharnée de cluedo. « Regarde, le tueur de cette pauvre femme ne sera jamais démasqué ! ». L’enfant, boudeur, referme violemment la boîte du jeu puis invite sa mère à la chevelure brune, à faire une partie de billard.

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    Pierre Bourdan, une des voix de la France Libre à Londres

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